Le travail ne l’a jamais effrayé. Peut-être parce que, dès l’enfance, il a vu maman et papa travailler dans les champs de cannes puis dans les karo legim. Elevé par un homme et une femme forts dans la simplicité, il apprend à ne rien prendre pour acquis. Il ne reçoit pas d’éducation secondaire mais il a appris l’essentiel ; l’entente, le savoir-vivre et la débrouillardise. Il multiplie les petits boulots avant de devenir laboureur sur la propriété sucrière de Riche en Eau.
Retour en 1978. Krishna se lève à cinq heures et se prépare pour aller travailler. Pendant qu’il enfile ses bottes, son épouse fait cuire le farata ou le riz. Alors que le soleil se faufile à l’horizon, il enfourche sa bicyclette ; il pédalera de New Grove à Riche en Eau. Imaginez un ciel teinté de violet et d’orange. Et la silhouette d’un homme qui pédale. Lorsqu’il arrive au travail, le ciel est déjà bleu, les oiseaux chantent. Il descend, il salue ses amis. Avant de commencer le travail, ils ont juste le temps de partager un peu de nourriture.
Maintenant, imaginez un groupe d’hommes. Certains sont jeunes, d’autres plus âgés. Ils ont des appartenances ethniques différentes, ils viennent d’endroits différents. Ils se réunissent, s’asseyent et mangent. Pas de table à manger ou de couverts extravagants ; ils s’asseyent au bas et les repas sont simples. Farata, brede, rougay. Oubyen diri, dall, zasar. On partage. Parce que la viande se mange rarement, celui qui a enmené enn kari lavian partage avec ses amis. En retour, il aura un peu de rougaille, de chatini. Quand on a peu mais qu’on partage, on finit par avoir beaucoup. Ce ne sont pas des collègues qu’on côtoie par obligation ; entre eux existe une belle amitié et complicité. Presque 40 ans après, il se souvient toujours de leurs noms :
« Il y avait Devanand, Mohit, Tengur, Rahim, Hossen… Parfois Rahim et Hossen amenaient du briani ! Parce qu’on était issu de communautés différentes, les nourritures étaient différentes. A l’époque les gens étaient plus chaleureux, plus sincères. On était comme une famille. Quelle belle époque ! »
A 6.30, on se met au travail. Koup kann, netoy kann. Le travail est exténuant ; il se fait sous le soleil brûlant ou la pluie. Mais on ne se plaint pas, on aime ce qu’on fait. On se sent vivant, on se sent utile. D’ailleurs, sur un ton fier, Krishna m’apprend qu’il ne prenait presque jamais de congé :
« Work is worship (rires). J’aimais travailler. Au début, on gagnait Rs. 17 par jour. Au fil du temps ça a augmenté. Ce n’était pas beaucoup mais c’était suffisant. »
Il paie toujours ses factures à l’heure ; jamais n’est-il arrivé qu’ils doivent vivre dans le noir parce que la facture d’électricité n’avait pas était payée. Vers 1980, ils déménagent pour habiter à Nouvelle France. Au début, ils habitent une petite maison en tôle. Puis, ils décident de l’agrandir. Par eux-mêmes.
« J’avais un bon patron. Il nous encourageait à faire autre chose que couper de la canne à sucre. On devait entasser des rochers, fabriquer des bordures, des murs… Il m’a encouragé à apprendre. Donc je suis devenu maçon aussi. Monn ranz mo lakaz moem, blok par blok. Madam ti pe donn mwa cima, mo ti pe poz blok. Mason inn vini zis pu krepisaz ek koul dall »
Cette maison, ils l’ont bâti lorsqu’il sortait du travail. Aujourd’hui, ils habitent toujours la même maison. Un laboureur qui est maçon mais aussi soudeur. Parce qu’il termine le travail vers 14 heures, l’après-midi, il assiste son frère qui est soudeur. Il apprend et il se met, lui aussi, à fabriquer des portails et fenêtres en métal. Comment s’ennuyer alors qu’il y a tant de choses à faire, à apprendre ?
« De nos jours, tout le monde veut travailler dans un bureau, tout le monde convoite la même chose. Mais il n’y a pas un travail plus important que l’autre. Il n’y a pas une personne qui sait plus que l’autre. On n’est pas perdant tant qu’on fait des efforts et apprend. Et il y a tant de choses que nous pouvons faire avec nos mains. »
Toujours donner le meilleur de soi-même, toujours rester humble. Tous les jours il travaille dur ; le corps se fatigue mais l’esprit reste paisible, centré sur l’essentiel. La route de Nouvelle France à Riche en Eau, il l’a faite un millier de fois. Toujours avec le même enthousiasme. Jusqu’à ce que sa force s’amenuise et qu’il prenne sa retraite. Mais parce que la volonté d’apprendre, elle, ne s’amenuise pas, après la retraite, il suit aussi un cours en thérapie ayurvédique. Il peut aussi se dévouer à sa passion de toujours ; le bodybuilding !
« Le bodybuilding m’a toujours intéressé. Même lorsque nous étions jeunes, mes amis et moi fabriquions des poids avec du ciment qu’on utilisait. Aujourd’hui j’ai une petite salle de gym qui s’appelle Body Sculpture Gymnasium. Nous donnons des conseils sur le bodybuilding, la nutrition. Cela n’a rien à voir avec le bodybuilding qu’on voit de nos jours. Il ne s’agit pas d’avoir des gros muscles et s’en vanter. Il s’agit de se sculpter le corps tout en le respectant. Et pour cela, on n’a pas besoin de grands appareils ou compléments. Je vous ai dit ; plus c’est simple, mieux c’est (rires). »
Imaginez un homme de 66 ans qui regarde le soleil se lever. Il pense à ces jours où il pédalait pour aller travailler. Il pense à Devanand, Mohit, Tengur, Rahim, Hossen… Il pense à sa vie bien remplie. Il regarde la maison qu’il a construite, en travaillant avec honnêteté. Une histoire simple qui, à mon avis, est empreinte de sagesse. Une histoire qui nous rappelle l’importance des valeurs qui sont plus que jamais importantes ; la simplicité, l’effort et la sincérité.