Lorsqu’elle se marie en 1990, Ishita est une femme comblée ; elle a un mari prévenant, des beaux-parents compréhensifs, une belle carrière et des rêves plein la tête. Il ne lui manque qu’un enfant pour compléter ce bonheur. Elle y songe déjà, mais en tant qu’adultes responsables, son mari et elle décident d’attendre deux ou trois ans avant de fonder une famille :
« Pour nous, avoir un enfant n’était pas une chose banale. Nous voulions être émotionnellement et financièrement stables et armés avant de concevoir. D’ailleurs, je voulais être bien préparée pour la maternité. C’est pourquoi nous avons voulu attendre un peu. »
Pourtant, l’attente s'avère être beaucoup plus longue. En 1993 ils essaient de concevoir. En 1994, toujours pas d’enfant. L’excitation initiale laisse place à une certaine frustration. S’ensuivent visites dans les cabinets médicaux et tests. Plusieurs médecins avancent plusieurs hypothèses, mais personne ne sait ce qu’elle a vraiment. C’est à ce moment-là que le doute et la peur s’emparent d’elle. Et si elle n’arrive pas à tomber enceinte ? Est-elle stérile ? Malade ? Est-ce le destin ? Ishita navigue entre l’espoir et l’angoisse. Son mari est tout aussi angoissé, mais ne le montre pas
« Mon mari était très encourageant. Il était lui aussi troublé, mais il essayait de rester positif. Même mes beaux-parents étaient solidaires. Ils ne me reprochaient rien et ne me questionnaient pas. Pourtant, tout le monde remarquait mon trouble. C’est ainsi qu’une amie m’a conseillé de me rendre à l’hôpital. »
À l’hôpital, en 1995, on lui fait un curetage. Le mois suivant, elle tombe enceinte. Enceinte! Pouvoir finalement être maman. Moment de joie, de réjouissance! Elle se dit que le pire est derrière elle. Les beaux-parents la félicitent, son mari fait des achats pour le bébé et elle se met déjà à tricoter. Mais après 5 mois de grossesse arrivent les complications. Sa tension artérielle grimpe dangereusement et elle est admise à l’hôpital.
« zot in zis dir mwa ki mo tension in monter. J’étais très confuse »
Elle a peur. Pour elle. Pour son bébé. Elle déprime, elle culpabilise :« J’étais tellement perdue. Je pensais à toutes sortes de choses. J’ai commencé à penser que c’était de ma faute, je mangeais beaucoup d’ananas accompagnés de sel à l’époque, c’était peut-être à cause de ça… » Les mauvaises conditions à l’hôpital n’arrangent pas les choses :« Je ne sais pas si c’était de la négligence ou de l’ignorance, mais le personnel ne semblait pas voir mon trouble. Les infirmières ne faisaient que me demander si le bébé bougeait. Et à l’époque nous étions deux sur un lit, c’était très inconfortable… » Déçue, Ishita se rend dans une clinique. On lui fait une échographie. Le verdict est horrifiant ; le bébé n’a aucune chance de survie. Pire, la vie de la mère est aussi en danger.
« L’un de mes poumons était déjà rempli d’eau. Il fallait absolument m’opérer. Tout a basculé à cet instant. »
L’opération se fait après deux semaines. Par césarienne, elle accouche d’un bébé mort. Retourner à la maison. Le coeur vide, le ventre vide.
« Toute la famille était soulagée. J’avais survécu. Mais une partie de moi était morte avec mon bébé. Perdre un enfant est très dur. On ne s’en remet jamais. C’était une fille. J’avais déjà tricoté des petits vêtements roses pour elle... »
Ses aiguilles à tricoter, elle les jette. À partir de ce jour, elle ne tricotera plus jamais.
Déprimer, s’en remettre. Re essayer. Persister. Des fois avec espoir, des fois avec frustration. Les rapports conjugaux deviennent une corvée. Chaque mois, elle attend, elle prie. Si elle fait un retard de règles, elle espère. Lorsque les règles apparaissent, elle désespère. Les années s’enchainent et elle vacille toujours entre espoir et désespoir.
Les commentaires des autres n'arrangent pas les choses. Certaines personnes sont juste curieuses, d'autres sont presque cruelles:
« À Maurice, on questionne tout le temps une femme qui n’a pas d’enfants. Une fois on m’a même dit ‘jusqu’à quand vas-tu t’amuser ainsi ? Pann ase amize? Faut fonder une famille !’ C’était très blessant. »
Finalement elle n’en peut plus. Lorsque son mari part étudier en Angleterre, elle le suit dans l’espoir de trouver une solution. C’est là qu’elle apprend qu’elle souffre de pré-éclampsie.
« En Angleterre je suis tombée une deuxième fois enceinte. Ils ont tout de suite vu que j’avais un problème de pré-éclampsie. Ils m’ont pris en charge et m’ont fait suivre un traitement. »
La pré-éclampsie est une maladie associée à une hypertension artérielle et à l’apparition de protéines dans les urines. Non traité, ce syndrome entraîne de nombreuses complications et peut causer le décès de la mère et de l’enfant. C’est dur. Ishita et son mari s’accrochent. Au bout de 28 semaines, elle accouche d’un petit garçon. Il est fragile ; ses poumons ne sont pas suffisamment développés. On le met sous incubateur et sous respiration artificielle. Elle ne sait pas trop à quoi penser. Elle a peur d’espérer. Mais elle ne veut pas désespérer. Après un mois, le médecin annonce que le bébé ne survivra pas, qu’il vaudrait mieux éteindre l’incubateur. La réaction d’Ishita est virulente :
« J’ai dit que c’était hors de question ! Je gardais espoir, je croyais aux miracles. J’ai même fait venir un prêtre à l’hôpital pour bénir mon bébé. Pour ce bébé, je pouvais faire le tour de n’importe quelle église, m’agenouiller devant n’importe quel dieu… J’étais prête à tout afin d’avoir mon petit garçon avec moi… »
Elle s’accroche à ce peu de vie qui reste à son fils. Même s’ils savent que la situation est sans issue, les médecins n’éteignent pas l’incubateur. Le bébé meurt.
Perdre un enfant. Une deuxième fois. Porter la main à son ventre et se dire qu’il restera peut-être à jamais vide. Se souvenir des instants où l’on a pu tenir le bébé dans ses bras…
« C’était plus dur parce que je l’avais vu, je l’avais tenu. C’était traumatisant. J’étais épuisée. Même ma belle-mère m’a appelée et m’a demandé de tout arrêter.»
Mais comment déclarer forfait ? Surtout que maintenant elle sait ce que c'est de tenir son bébé dans ses bras. Son mari et elle sont plus désespérés que jamais. Ils considèrent toutes les possibilités ; adoption, mère porteuse… Tout pour avoir un enfant. Un an après la mort de ce deuxième enfant, elle est de nouveau enceinte. Nous sommes déjà en 2002. Cette fois-ci, à la joie se mêle déjà l’inquiétude. Mais connaissant son histoire médicale, les médecins redoublent de vigilance. Les semaines et les mois passent. Plus elle s’approche de la date de l’accouchement, plus son cœur s’emballe. Finalement, au bout de 31 semaines, elle accouche d’un garçon. Il doit lui aussi rester sous incubateur, mais il va bien.
Soulagement ? Oui et non.
« Après tout ce que j’avais vécu, j’avais peur d’être trop contente, trop heureuse » De retour à Maurice, les retrouvailles sont festives. Mais ce n’est que lorsque le bébé atteint 2 mois qu’Ishita est complètement rassurée, ce n'est que là qu'elle se permet de réjouir.« Finalement ! Finalement j’ai eu un enfant. Je regardais ce petit garçon, je me disais qu'il était mien… Même ses pleurs me réjouissaient. Finalement la maison retentissait des pleurs et du rire d'un bébé. C’était la meilleure chose qui puisse m’arriver. »
« L’enfant commence en nous bien avant son commencement. Il y a des grossesses qui durent des années d’espoir… ». Une citation de Marina Tsvétaeva, qui résume parfaitement le combat d’Ishita.
Neuf longues années d’espoir qui ont finalement porté le plus beau fruit.